HervE FaYEL, ECRITS > SHITAO & ROGER DE PILES

ICI MÊME LE RÉEL (feuillet n°7 - Janvier 1995)

Les décennies que nous vivons ressemblent à un jour gris pour la peinture. Un jour gris sur lequel glisse le flash d'une avant-garde, puis d'une autre. Faux soleil. Reflet qui poisse à la surface d'un paysage asphyxié.
L'avant-garde est cannibale. Chacun se nourrit de la précédente sans qui elle n'aurait pourtant pas pu exister n'ayant rien sur quoi prendre pied pour s'y opposer. Fuite en avant.
" A la fin tu es las de ce monde ancien. "dit l'Apollinaire. Aujourd'hui, nous sommes las de ce monde qui se veut si moderne, factice. Un monde où les artistes seraient réduits à entériner les prescriptions des avant-gardes (ou plutôt pseudo avant-gardes : le mot s'abolissant de lui-même lorsqu'il est utilisé de façon inflationniste.)
Et ces vagues successives d'avant-gardes suscitées par les marchands et l'institution culturelle (historiens, penseurs etc…) depuis que tant d'artistes ont accepté de chanter la chanson des autres et non plus la leur, ces vagues occupent tout l'espace.
C'est la logique du pouvoir.
Quel espace nous reste-t-il ?
Il n'y a pas de place pour nous.
Tout comme ces irlandais qui, se voyant refusé par les colonisateurs anglais un terrain sur leur sol pour se construire une église, fabriquaient des autels sur des charrettes et allaient célébrer leur culte au bord de l'océan sur l'espace de la plage découvert par la marée basse. Cet espace n'appartenant à personne était le seul dont on ne pouvait leur refuser la jouissance intermittente.

Ce terrain virtuel cette zone cadastrée, cet espace mi-terre mi-eau nous l'adoptons comme quartier général pour pratiquer cette chose - poésie ou peinture - si bien décrite par Roberto Juarroz : " Sans concentration, silence et solitude il ne peut pas y avoir de poésie. Rien n'exige une aussi grande fidélité, pas même l'amour et la religion. Tout cela néanmoins ne suffit pas : ces conditions sont externes. Il manque l'autre, la condition interne la culbute dedans vers l'inconnu, le non-évident ou l'ineffable ; la métamorphose radicale vers le centre de la réalité ; la consommation de quelque chose qui équivaut à un nouveau sacrement dans l'océan sans rivages des formes. "
Shi Tao & Roger de Piles a tenté de parler de ce quelque chose.
Aujourd'hui ce feuillet s'arrête, faute du nerf de la guerre, c'est à dire l'argent, faute de temps et aussi faute de combattants.
Nous faisons place au silence.

Un proverbe Chan dit : "Ce qui ne devient pas est à l'origine de ce qui devient."
"Celui qui ne marche pas au pas entend le son d'un autre tambour" dit un autre proverbe des indiens d'amérique du Nord.
Qui sait, une suite à Shi Tao & Roger de Piles pourrait, si vous l'augmentiez de vos mains de votre voix, s'animer au rythme de cet autre tambour.