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LA LIBRTE À L'UVRE
Texte de Stéphane Juranics
« C’est précisément dans son inutilité que la peinture est libre. »
Willem de Kooning
On dit souvent que ce qui compte, en peinture, c’est la captation de la lumière, la précision du trait, l’invention des couleurs, etc. Mais ce qui frappe d’emblée, dans la peinture d’Hervé Fayel, c’est plutôt l’intensité et le mouvement. Intensité semblant déchirer la toile, fendre le bois. Mouvement paraissant déborder la surface même du tableau. Cette intensité, ce mouvement, sont le signe de ce qui, en premier lieu, est à l’œuvre ici : l’impératif intime de créer dans la plus totale liberté. Une « liberté absolue », comme il le rappelle dans ses écrits, en référence à celle revendiquée jadis par le peintre chinois Shitao. Une liberté sans concession, exposée à l’œil attentif du public qui ne peut qu’en être saisi de vertige. Comme si cette liberté en elle-même était — en creux — le véritable sujet, le thème récurrent, obsessionnel, de l’œuvre d’Hervé Fayel. Tout se passe en effet comme si la visibilité même du geste, dont la trace reste si ardemment inscrite sur le tableau, résultait de la volonté tenace du peintre de donner principalement à voir, pour qui sait le discerner, son élan créatif frénétique et pur. Elan né d’une « nécessité intérieure » qui le pousse à s’affranchir sans cesse de tout carcan esthétique, notamment de toute injonction à une représentation descriptive du monde ou à ce qu’il nomme « la narration ». Au moment de peindre, Hervé Fayel ne voulant raconter d’autre histoire que celle, justement, du geste inconditionné de peindre. Dépositaire d’une longue et riche tradition picturale, il s’inscrit en cela dans la lignée d’artistes comme Willem de Kooning ou Jackson Pollock, pour ne citer que certains des plus célèbres représentants gestuels de l’expressionnisme abstrait.
Peintre de la gestualité la plus libre, à la limite de l’abstrait, Hervé Fayel l’est assurément. Mais un autre aspect de la peinture de cet artiste inclassable et complet — inclassable parce que complet — frappe également le spectateur : la profondeur de sa figuration suggestive. Car la peinture d’Hervé Fayel conserve, malgré tout, une dimension figurative. « Peinture figurative se méfiant du motif. Peinture abstraite se souvenant de ce dont, précisément, elle a été abstraite », dit-il à propos de son travail. Cette profondeur figurative vient de l’étonnante force de pénétration de sa vision du réel dans ses dimensions les plus élémentaires. Une profondeur de vue le rattachant à des artistes extralucides comme Edvard Munch, Amedeo Modigliani, Chaïm Soutine ou encore Alberto Giacometti. Visages de solitude aux regards qui nous fixent à travers le tourbillon du temps. Nus féminins vêtus d’irradiante évidence — nymphes aux corps d’arbres, aux membres élagués de quotidien, aux branches sensuelles de lumière. Paysages déserts en attente du passage des saisons et du regard qui fera germer leur nom. Ses portraits, surtout, le relient assurément à ces grands artistes du passé — voire, si l’on remonte encore plus avant dans le temps, aux anonymes peintres du Fayoum en Egypte au début de notre ère.
Dépouillés de toute expression interprétable, et même, la plupart du temps chez lui, de tous traits reconnaissables — peau lacérée, chairs griffées jusqu’à l’os —, les portraits d’Hervé Fayel rappellent tout particulièrement ceux du sculpteur Alberto Giacometti, qui confiait à un journaliste, à propos des modèles dont il peignait le visage, que plus il les scrutait et moins il les reconnaissait1. En contemplant les innombrables portraits d’Hervé Fayel, on ne saurait de fait rien dire de la physionomie ni du vécu particulier de ces personnages. Et pourtant, paradoxe de son art, chacune de ces figures nous apparaît secrètement familière. Loin de se laisser « déporter vers de l’anecdotique », pour reprendre ses propres mots, Hervé Fayel semble en effet chercher obstinément, à travers chaque portrait, à atteindre une autre strate de l’humain, à percer le mystère fondamental de l’être. Faciès pelés tels des oignons, couche après couche, pour en saisir en quelque sorte le cœur invisible, l’ossature primordiale. Comme si la toile ici ne trouvait son propre accomplissement — et le visage sa propre réalité — qu’une fois le portrait revenu à son état premier d’esquisse, de croquis « précisément flou, amplement distinct ». Une esquisse étrangement exacte restituant in fine, dans toute son énigmatique authenticité, l’essence même, quasi archétypale, de chaque individu. Epurés à l’extrême, les portraits d’Hervé Fayel vont ainsi à l’essentiel, au squelette de l’âme — jumelle de son âme qu’il révèle en même temps que celle de son modèle sans peut-être même le savoir ou du moins le vouloir. Œuvres puissantes à la portée éminemment
introspective. Sortes d’autoportraits de Fayel évoquant les portraits du Fayoum mais en plus tourmenté.
Car si la liberté gestuelle et la profondeur de vue caractérisent la démarche picturale d’Hervé Fayel, l’exigence sémantique aussi. A travers la nervosité du geste, la fougosité du trait, on sent constamment, chez cet artiste insatiable, une soif inextinguible non pas tant de perfection formelle que de véracité pleine et entière de l’œuvre. Une sorte de fureur créatrice — et destructrice — singulière jusqu’à l’impossible justesse, l’introuvable plénitude du sens. Hervé Fayel pouvant reprendre un même tableau des années durant — avec de grands intervalles entre chaque étape —, voyant celui-ci comme un palimpseste sur lequel il n’hésite pas à enlever ce qui est déjà « posé sur la toile » ou à le recouvrir par de nouvelles couches de couleurs et de traits. Oui, on sent chez lui cette volonté féroce certes de casser les codes — très tôt s’est manifesté en lui le rejet de l’académisme, allant jusqu’à le faire renoncer à valider sa formation aux Beaux-Arts à Paris — mais surtout de creuser, labourer la toile pour y exhumer la vérité en attente. Dans ses écrits, Hervé Fayel rappelle d’ailleurs la célèbre phrase de Paul Cézanne : « Je vous dois la vérité en peinture ». Cette volonté de vérité — et d’invention d’un langage pictural apte à figurer cette vérité — se trouve décuplée chez lui par une intense réflexion nourrie de poésie et de philosophie, comme en témoignent ses nombreux écrits où le questionnement métaphysique (« le ciel est vide / le voyage qui n’est pas une fuite peut commencer ») se mêle à une longue méditation sur ce qu’est l’acte même de peindre et sur le rôle de l’art dans la Cité aujourd’hui (« les décennies que nous vivons ressemblent à un jour gris pour la peinture »). De toile en toile se perçoit le refus obstiné d’Hervé Fayel non seulement d’appartenir à la moindre école, mais aussi d’échouer à peindre au plus vrai l’immuable qui se cache derrière les contingences existentielles et les apparences aveuglantes de l’époque.
Et si c’était là que résidait, au fond, la modernité de cet artiste hors mouvement, ayant toujours dépassé les genres pour « aller au-delà », notamment loin du « faux soleil » des « pseudo avant-gardes », comme il les appelle ? Artiste « sans étiquette » autre que celle, indémodable, de cette intransigeante exigence d’intime objectivité. L’exigence de réaliser des toiles où se fondent les différentes tendances de l’art moderne pour n’en former qu’une, la sienne propre, qui les transcende toutes dans son propre aboutissement sémantique sans cesse repoussé. Toiles frisant l’abstraction mais à la grande force expressive. Toiles où ce qui compte n’est pas tant l’objet représenté que l’effet même de cet objet dans l’intériorité de l’artiste, son véritable écho sismique et silencieux au revers de sa chair. « En peinture, le réel est la somme des sensations », écrit-il ainsi. Effectivement, ce qui compte avant tout, dans les tableaux d’Hervé Fayel, c’est le mouvement interne de la toile, prolongement du mouvement intérieur du peintre — ce « mouvement même de la vie vécue dans l’étonnement de son accomplissement ». L’important pour lui étant de lâcher la bride à la force créatrice tempétueuse qui l’habite. Et de laisser s’imprimer sur la toile à la fois l’émotion ressentie au spectacle de la réalité et l’énergie libérée en lui par l’impact de l’objet peint, cette énergie « tirée à la source première, puisée à la fontaine d’un désir » et « qui s’anime — suspendue — dans l’œuvre ».
Figure incontournable de la scène picturale lyonnaise — aux côtés, notamment, d’aînés comme Henri Castella ou Jacques Peizerat, à qui il rend hommage dans ses écrits —, créateur reconnu par ses pairs — et même peintre préféré de Jacques Truphémus —, virtuose orageux, jaloux de sa propre indépendance créative, anarchiste dans l’âme, ami des poètes, intellectuel entêté à n’en faire qu’à sa main, aventurier « bourru comme un vieil animal qui place son point de fuite à l’intérieur de lui-même », à la fois « géographe » qui « dresse la carte » et « explorateur » qui « a fait le voyage », plasticien bohème ayant intériorisé les préceptes anti-académiques d’un Marcel Duchamp tout en en surmontant les dérives dogmatiques et mercantiles, Hervé Fayel ne doit rien à personne mais sait ce qu’il doit à ses illustres prédécesseurs. Peintre gestuel figuratif, romantique aux accents symbolistes pour sa profondeur mélancolique et son univers parfois onirique, expressionniste abstrait pour la virulence de son geste gravée sur la toile, sorte d’expressionniste métaphysique, en somme — rêveur contemplatif du tangible adepte de la peinture active —, paysagiste aux lieux indéfinissables, portraitiste aux visages irreconnaissables, Hervé Fayel est, en fin de compte, un artiste atemporel et universel, éternel écorché vif devenu « défiguratif » à force de gratter la chair de la toile dans la solitude de son atelier jusqu’à y découvrir le secret ultime de l’âme humaine.
Sa vie durant, Hervé Fayel se sera ainsi attaché à répondre, simplement, à l’urgence immémoriale de dire sans faux-semblant ce que nous avons tous en commun derrière nos
traits. Faisant sienne la phrase de Bram Van Velde citée par Charles Juliet : « Peindre, c’est chercher le visage de ce qui n’a pas de visage »2. Nous offrant alors ce qu’il nomme ce « geste raclé qui puise profond », ce geste vital d’une parole venue des tripes et qui se matérialise chez lui non par le verbe (quoique) mais par la couleur aussi chargée de sens que les mots. Ce faisant Hervé Fayel nous aide, de par l’abyssale introspection que fait opérer la contemplation de ses œuvres, à faire remonter à la surface de notre conscience ce que nous sentons être au plus insondable de nous-mêmes. « Quelle ligne de fuite nous conduira vers notre propre horizon ? », demande-t-il ainsi. Dans cette perpétuelle mise à nu de l’humain à laquelle il se livre, dévêtant chacun de sa peau et de son histoire pour n’en dévoiler que la vérité première — cette éphémère présence au monde qui est la nôtre, solitaire et ouverte —, rien d’étonnant à ce que les nus, en l’occurrence féminins, dominent dans la production d’Hervé Fayel. Corps de femmes inscrits dans un paysage. Ou plutôt corps-paysages symbolisant la nature non pas en tant qu’objet de peinture mais en tant que sujet renvoyant le peintre à son identité même — part féminine lui murmurant depuis ses gênes la fragile grâce d’exister dans l’immensité sidérale. Jusqu’à cette troublante « Vénus » inspirée des peintres de la Grotte Chauvet, nous tendant en quelques traits, comme le faisaient ces artistes si anciens, le miroir de ce que nous sommes depuis la nuit des temps.
Stéphane Juranics
1. « Je ne reconnais plus les gens à force de les voir. (...) Quand ma femme pose pour moi, au bout de trois jours, elle ne se ressemble plus. Je ne la reconnais absolument plus. » Alberto Giacometti, « Entretien avec Pierre Dumayet », in Écrits. Articles, notes et entretiens, Editions Hermann, Fondation Giacometti, Paris, 2008, p. 307.
2. in Rencontres avec Bram Van Velde, Charles Juliet, P.O.L, 1998 (première édition : Fata Morgana, 1978), p. 20.