HervE FaYEL, ECRITS > L'EAU DU MIROIR
PAGES DE CALCAIRE
Texte de Stéphane Juranics, juin-juillet 2015
Pages de calcaire
à Jean-Marie Chauvet
Eliette Brunel
et Christian Hillaire
à Jean Clottes
ce séisme intérieur
à la lecture de signes
tracés sur la roche
à l’ocre ou au fusain
il y a aussi longtemps
qu’hier.
ébranlantes marques
du plus pur génie humain
si tôt inscrit
dans ce livre intemporel
aux pages de calcaire
livre resté clos
durant des millénaires
couverture rabattue
sous le poids
d’éboulis de falaise
codex de la grotte
enfin rouvert
en partie déchiffré
copié lettre par lettre
tels les manuscrits antiques
là
sur les parois vibrantes
à l’épiderme de calcite
se contemple l’immobile élan
des troupeaux du vivant
on les croirait peints
sur des peaux gonflées d’air
toute une faune profilée
dans les recoins de l’ombre
lionnes aux yeux dans le lointain
ours aveugles voyants d’au-delà
hibou nous fixant dans le noir
d’une galerie à l’autre
s’exposent mille graffiti
esquisses ou fresques
à la force hypnotique
et d’une justesse sans faille
au gré des creux des saillies
en un seul passage de l’œil
sur les parois tatouées
cela s’imprime en nous
comme une lithographie
au revers de la peau
peintures aussi naïves
que magistrales
crayonnages enfantins
de la main de grands maîtres
chefs-d’œuvre exécutés d’un jet
pour seules ratures
d’animales griffures çà et là
écrites ici
au cœur de la Préhistoire
tant de pages
de l’histoire de l’art
de l’invention de l’estompe
à celle de la perspective
de Goya à Chagall
de Géricault à Tapiès
de Seurat à Picasso
s’imagine alors
la solitude d’artistes
tour à tour accroupis debout
confiant à leurs doigts
la fixation d’images mentales
enregistrées au-dehors
dans l’inquiète scrutation
de l’univers
libérés de la peur
ressentie le jour
délivrées les visions
qui les hantent la nuit
ils dessinent de tête
à la seule lueur
du feu de la mémoire
éclairant l’obscur
oscillantes flammes
insufflant la vie
à leurs gravures
dans le cœur battant
de la pierre
s’imagine aussi
cette transe créatrice
au son squelettique
de flûtes en os
dont l’écho jonche le sol
parmi les restes de pigments
les éclats de silex
domptée toute crainte fauve
en quelques gestes sûrs
où joindre l’esprit
de créatures tapies
dans leur regard
animaux sauvages
dont ils sentent
l’étrange familiarité
au plus profond
de leur être
atteignant leur âme
d’un seul trait
buvant symboliquement leur sang
jailli des veinures du roc
empruntant leur énergie vitale
leur instinctive intelligence
peut-être ceux-ci les aident-ils
à percer l’énigme
de leur commune présence
dans l’infini solitaire
de steppes silencieuses
en deçà comme au-delà
de l’horizon
peintres en effet conscients
sagesse aujourd’hui fossile
de faire partie d’un tout
certes insaisissable
s’y sachant liés
par un pacte immémorial
ici renouvelé
ainsi
des milliers d’années après
ce sentiment de voir
ceux qui comme nous
sondaient en le représentant
un monde qu’ils habitaient
sans vraiment le comprendre
mais qu’eux vénéraient
un instant perçu
dans ce musée
où hiberne le temps
leur immédiat alentour
dont ce bestiaire rupestre
garde à jamais vive la mémoire
niches alcôves vestibules
où semblent résonner
de panneaux en panneaux
d’inaudibles échos
grognements sourds
insonores rugissements
hennissements muets
oui
cette incroyable modernité
dans leur manière
de transmettre par l’art
leur intime perception
du réel le plus nu
non pas l’ombre portée
de leurs rêves
sur les murs de la caverne
mais leur propre figuration
du tangible animé d’invisible
entrevu au grand jour
sanctuaire d’images si vraies
que le cosmos lui-même
y semble né
sous les voûtes scintillantes
de salles couleur bistre
à l’utérine fraîcheur
originel atelier
dans les entrailles de la terre
le symbolise une Vénus
au pubis ornant
un pendant rocheux
tel le bas-relief d’une déesse
au fronton d’un temple
si moderne également
cette bouleversante manie
de signer leur œuvre
paraphes d’ocre apposés
du plat de la paume
sur ce parchemin minéral
véritables photographies
en rouge et blanc
les traces de leurs mains
où se lit encore
le contour de leur souffle
et plus émouvantes que tout
ces frêles empreintes de pas
sculptures négatives
creusées dans l’argile du sol
signalée leur présence
aux femmes aux hommes à venir
avec qui partager
leur singulière pensée
cherchant au fond
par leurs traits
chargés de sens
lancés vers demain
comme par un tir d’arc
à jeter un pont
entre hier et aujourd’hui
avec leur aval
on décrypte alors
du bout des doigts
les sillons les reliefs
laissés par leurs gestes
sur la feuille des parois
au grain lissé
langue de signes
nous délivrant haut et fort
leur message inaltéré
d’harmonie profonde
avec le ciel et la terre
avec les espèces et chaque être
avec leurs ancêtres et nous